Enléguminures

culinaire

Cantonné dans son rôle d’accompagnement, le légume tient dans ce projet le rôle d’acteur. Instrumentalisée, en référence à la bêche qui la déracine, la carotte rappeuse, sillonnée comme un sillon de potager, évidée par un utopique lapin à plus d’un tour, remplace le couvert. Le designer repense une nutrition Lego, un végétal Mécano, des primeurs à collection, non pas pour le bac du frigo mais à mettre dans le chaud de l’action. De cette nature démontée avant d’avoir monté, le sujet devient objet. Usinés pour une esthétique précisément anti nature, voilà les aliments mis à contribution. Dans un plat recréatif, le mangeur joue, le joueur mange. Les machines outil industrielles façonnent un outillage alimentaire à leur image. Le cuisinier réinvente, s’efface et s’imprime tout à la fois derrière son plat qui, le temps de quelques bouchées, ne sera plus que perceptions. Le designer leur a planté un nouveau cadre, poussant la façon de goûter en confondant le sens.

Projets issus de l'exposition Tool's Food - Paris, 2007


La boite à bigoût

Sous son cuit vapeur en cuivre, une pomme carrée caramélisée sort toute brûlante des vapeurs. S’ouvrant comme un coffret à bijoux, elle abrite une glace bien froide à la pâte feuilletée dorée à la feuille. Clocharde métamorphosée en boîte rectangulaire à bi goûts, la pauvrette du verger s’éloigne de la tatin pour tendre vers l’orfèvre.


La carotte rappeuse

La carotte "rappeuse" elle, n’a fait qu’un tour. Usinée comme un morceau de bois sur une machine outil, elle se veut aussi jolie qu’utile en cuillère à saucer et à manger.


En tiers

"En tiers", elle est entièrement recomposée de couleurs issues de semences différentes, assemblées à la façon ébéniste de tenon mortaise.


La colec

"La colec", cette ludothèque à tremper dans différents condiments, s’est construite dans l’atelier du designer qui a passé radis verts, carottes jaunes, navets blancs et betteraves rouges au calibre des fraiseuses, tours à métaux et autres machines ésotériques.


Alexandre Gauthier

Recettes élaborées en collaboration

« L’usinage pour moi, c’est un mélange très dur d’une machine outil, du métal, du gris et plus tendre du bois, le tout en métaphore du frais et du vivant du légume attaqué. Les univers se contrastent et se mêlent pour un résultat goûteux, aussi pointu qu’une lame en acier, aussi délicat qu’une coupure à la scie diamantée ! L’affrontement de deux mondes presque antithétiques qui nous conduit à une cohérence synthétique entre la nature de la cuisine et du design. Tandis que dans la technique, le cuisinier en réfère ici à la qualification et la précision d’un ébéniste, le designer livre le produit à la régularité précise d’une machine outil et les deux font synergie dans un écho à ma cuisine qui a l’ appétence des choses nettes, de la régularité, de l’épuré. »


Tool's Food

Paris 2007

Je n'ai jamais été à l'aise avec les étiquettes ; le design culinaire c'est d'abord du design ! Une approche qui vise à décloisonner les savoirs et les savoir-faire, à tisser librement des rapprochements pour permettre des propositions pertinentes, c'est à dire sensées et singulières.

Car c'est bien de singularité dont il s'agit. A chacune de ses interventions, Ferran Adria cite volontiers son aîné Jacques Maximin : "créer n'est pas copier ". Et tous les chefs que j'ai pu rencontrer s'échinent, en tout cas le disent-ils, à exprimer leur personnalité, et donc leur différence, dans nos assiettes. Le design est là pour ça, le design sert à ça, on pourrait même dire qu'il a été inventé pour ça !

Le départ est donné en 1997 sur fond d’histoire d'amitié. Une rencontre d’enfance à Nancy avec Stéphane Marchal, devenu depuis pâtissier, pour qui j’ai dessiné l’architecture intérieure d'un premier magasin. De là, est née l’ envie de dépasser sa demande initiale en lui suggérant une approche plus globale, non seulement de son entreprise, de sa communication graphique, des vitrines mais aussi, un travail sur les produits eux-mêmes. De par son ouverture d'esprit, Stéphane Marchal a accepté le jeu d'emblée. Ainsi, et ce pendant dix ans, j'ai eu la chance de pouvoir tester mes idées in vivo et investir un champ créatif que l’on ne nommait pas encore design culinaire.

Durant cette période, si j'ai pu mesurer l'intérêt précurseur et croissant des médias, j'ai aussi été frappé par la relative indifférence affichée par le monde de la cuisine. Modestement, une décennie plus tard, l'exposition Tool's Food s'assigne un objectif ambitieux : sensibiliser au design en général et par là même, au design culinaire, une nouvelle génération de chefs.

Parce qu'ils contingentent le plus souvent le design au décor d'une vaisselle ou d'un restaurant, je suis allé chercher volontairement les cuisiniers dans leur pré carré de procédés, de techniques et de cuissons. Jeunes, pas encore pervertis par la starification qui les guette, mais d’une assise professionnelle déjà impressionnante, à chacun, en fonction de sa cuisine, je suis venu proposer une piste radicalement innovante que j'avais déjà validée dans mon atelier. Rapidement passés au tamis de leur expertise, les « pourquoi pas » sont devenus des « pourquoi » puis des « comment » et enfin, des « voilà ! »… Malgré des emplois du temps peu propices à l'expérimentation, tous ont joué le jeu en laissant tomber le « je » pour le « nous ». Avec eux j'ai voulu partager leur avenir, apporter des réponses qui sont des questions, parler de l'industrie agro-alimentaire qu'ils côtoient tous plus ou moins, pour vivre... et qui seule, à condition qu'on la contrôle, permettra de rendre accessible la qualité. J’ai souhaité montrer les passerelles qui existent entre les différentes activités de création et dont la cuisine tarde à se rapprocher. J'ai plaidé la cause du respect de la création et de l'impérieuse nécessité de citer ses emprunts ou ses sources, de l’urgence à l’intégrer dans l'enseignement professionnel de la cuisine.

Dans un souci de design global, j'ai évidemment dessiné aussi des plats et des ustensiles en synergie avec leur recette et j'ai soigné le style parce qu'il peut être porteur de sens et de plaisir. J'ai asséné, en plaidant pour ma paroisse, qu'à deux on est plus fort, que le designer, quand il ne joue pas à l'artiste, le sait, mais que le cuisinier, quand il se dit chef, l'oublie parfois. Nous nous sommes écoutés, toujours, entendus, souvent, et accordés, finalement.

Reste que tout est encore à faire et si ça n’est pas ici, ce sera ailleurs, dans d'autres pays à l'histoire culinaire moins lourde à porter. Mais le mouvement est en marche et la jeune histoire du design montre que lorsque celui-ci investit un domaine, il n'est pas de retour en arrière possible…