Cuillère à Mer

culinaire

Abritée dans une boule argentée, une eau de mer prise en gelée autour d‘un anneau de grains de caviar. A côté, la cuillère à double sens ; garnie d’un module électronique qui produit du chaud côté pile, du froid côté face ! Plongé dans la suspension marine, l’instrument fond la matière côté pile - la gelée redevient eau -, et tempère la préparation - le caviar reste pris en gélatine - côté face. Le gastronome en perd ses repères : chaud, froid ... effet de chaleur sur le palais, sensation de froid sur la langue...c’était figé, c’est liquide.... ???? Car dès qu’on y touche, c’est l’électrochoc. Le plat s’est autodafé pour enjoindre le consommateur à reconsidérer ses préjugés. La cuillère sensationnelle tourneboule les perceptions. Tantôt l’immobilité, comme une mer que l’on voudrait tranquille, un écosystème en pleine santé, micro sphère métaphorique observée par le regard chaland, cocoon de plaisir personnalisé… Tantôt tout le contraire : le réchauffement, retour au mouvement, la fonte des glaces, vague des richesses, écrin de luxe. Couleur et aliment d’argent comme l’est parfois la cuisine. Mais ici, le privilège gastronomique est rendu transparent et le designer le met même en lumière. Eclairage subversif pour une mise à nu introspective. Synchrotron culinaire aussi précieux qu’un module électronique, cette préparation d’atomes marins met aussi en scène la valeur de l’ultratechnique industrielle. Techniques de pointe et affinage du goût, interaction alimentaire ou quand le design invite surtout à manger mais également à jouer, interroger, globaliser.

Projets issus de l'exposition Tool's Food - Paris, 2007


Gilles Choukroun

Recettes élaborées en collaboration

Gilles Choukroun a mille idées et parmi elles, celle de faire évoluer la cuisine au 21ème siècle. Libertin dans l’assiette, libertaire dans sa cuisine, libéré dans ses discours, il se veut aussi libre de travailler les désaccords, jouxter fraises et wasabi, mixer betterave et vodka et tremper le foie gras dans la Kikkoman soy sauce.

« Au travers d’un même et unique objet, créer en bouche une sensation contradictoire de températures... Le plat devait parler en terme d’image. Faire un clin d’œil à la bijouterie, aux perles de culture évoquées par le caviar. Les grains disposés comme un rappel de bague de manière très sobre flottent sur un support de gelée d’eau de mer à peine prise. Il ne s’agit que de simplicité magnifique et de produit. Voilà une approche totalement ambivalente de la découverte d’un produit au travers de la température, elle même génératrice de texture... C’est un jeu vis à vis du mangeur qui va être amené à goûter différemment un produit sorti tout droit de la cervelle du designer. »


Tool's Food

Paris 2007

Je n'ai jamais été à l'aise avec les étiquettes ; le design culinaire c'est d'abord du design ! Une approche qui vise à décloisonner les savoirs et les savoir-faire, à tisser librement des rapprochements pour permettre des propositions pertinentes, c'est à dire sensées et singulières.

Car c'est bien de singularité dont il s'agit. A chacune de ses interventions, Ferran Adria cite volontiers son aîné Jacques Maximin : "créer n'est pas copier ". Et tous les chefs que j'ai pu rencontrer s'échinent, en tout cas le disent-ils, à exprimer leur personnalité, et donc leur différence, dans nos assiettes. Le design est là pour ça, le design sert à ça, on pourrait même dire qu'il a été inventé pour ça !

Le départ est donné en 1997 sur fond d’histoire d'amitié. Une rencontre d’enfance à Nancy avec Stéphane Marchal, devenu depuis pâtissier, pour qui j’ai dessiné l’architecture intérieure d'un premier magasin. De là, est née l’ envie de dépasser sa demande initiale en lui suggérant une approche plus globale, non seulement de son entreprise, de sa communication graphique, des vitrines mais aussi, un travail sur les produits eux-mêmes. De par son ouverture d'esprit, Stéphane Marchal a accepté le jeu d'emblée. Ainsi, et ce pendant dix ans, j'ai eu la chance de pouvoir tester mes idées in vivo et investir un champ créatif que l’on ne nommait pas encore design culinaire.

Durant cette période, si j'ai pu mesurer l'intérêt précurseur et croissant des médias, j'ai aussi été frappé par la relative indifférence affichée par le monde de la cuisine. Modestement, une décennie plus tard, l'exposition Tool's Food s'assigne un objectif ambitieux : sensibiliser au design en général et par là même, au design culinaire, une nouvelle génération de chefs.

Parce qu'ils contingentent le plus souvent le design au décor d'une vaisselle ou d'un restaurant, je suis allé chercher volontairement les cuisiniers dans leur pré carré de procédés, de techniques et de cuissons. Jeunes, pas encore pervertis par la starification qui les guette, mais d’une assise professionnelle déjà impressionnante, à chacun, en fonction de sa cuisine, je suis venu proposer une piste radicalement innovante que j'avais déjà validée dans mon atelier. Rapidement passés au tamis de leur expertise, les « pourquoi pas » sont devenus des « pourquoi » puis des « comment » et enfin, des « voilà ! »… Malgré des emplois du temps peu propices à l'expérimentation, tous ont joué le jeu en laissant tomber le « je » pour le « nous ». Avec eux j'ai voulu partager leur avenir, apporter des réponses qui sont des questions, parler de l'industrie agro-alimentaire qu'ils côtoient tous plus ou moins, pour vivre... et qui seule, à condition qu'on la contrôle, permettra de rendre accessible la qualité. J’ai souhaité montrer les passerelles qui existent entre les différentes activités de création et dont la cuisine tarde à se rapprocher. J'ai plaidé la cause du respect de la création et de l'impérieuse nécessité de citer ses emprunts ou ses sources, de l’urgence à l’intégrer dans l'enseignement professionnel de la cuisine.

Dans un souci de design global, j'ai évidemment dessiné aussi des plats et des ustensiles en synergie avec leur recette et j'ai soigné le style parce qu'il peut être porteur de sens et de plaisir. J'ai asséné, en plaidant pour ma paroisse, qu'à deux on est plus fort, que le designer, quand il ne joue pas à l'artiste, le sait, mais que le cuisinier, quand il se dit chef, l'oublie parfois. Nous nous sommes écoutés, toujours, entendus, souvent, et accordés, finalement.

Reste que tout est encore à faire et si ça n’est pas ici, ce sera ailleurs, dans d'autres pays à l'histoire culinaire moins lourde à porter. Mais le mouvement est en marche et la jeune histoire du design montre que lorsque celui-ci investit un domaine, il n'est pas de retour en arrière possible…