TCC

culinaire

DESIGN CELLULAIRE ALIMENTAIRE

Vers une industrie de l’alimentation régénérative.

Imaginons qu’un jour, dans une situation donnée, nous ne puissions ou nous ne voulions plus utiliser des produits de la nature pour nous nourrir. Quand on dit produit de la nature, cela n’a déjà pas grande pertinence car les animaux d’élevage comme les cultures maraîchères sont tous sans exception liés à des lignées d’espèces sélectionnées par l’homme dès le début du néolithique, soit il y a 13 000 ans quand même ! Ce sont donc les produits d’une culture. Mais pour simplifier, disons que l’on ne veuille plus se nourrir en partant d’animaux ou plus généralement d’espèces constituées.

Pourquoi ?…
Les aventuriers penseront à un voyage interplanétaire –un aller retour terre-mars par exemple - pour lequel il est impossible d’emporter victuailles ou légumes sans risquer d’alourdir le vaisseau de manière rédhibitoire et encore moins de s’encombrer de microorganismes opportunistes plus ou moins pathogènes. Les pessimistes imagineront eux un hiver nucléaire à la « Barjavel » durant lequel tout ce qui vit à l’air libre est suspecté d’empoisonner. Les écologistes mesureront l’efficience en terme d’utilisation des ressources naturelles à se passer de l’agriculture telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. Les défenseurs de la cause animale y verront l’avènement d’un jour meilleur pour leur combat. Les designers humanitaires feront un parallèle avec les famines endémiques africaines et plus généralement la difficulté pour nourrir bientôt 9 milliards de terriens. Et tous feront le constat que la nourriture purement de synthèse est peut être une voie pour envisager une autosuffisance alimentaire maîtrisée. Or les techniques scientifiques existent…éparses, balbutiantes pour certaines, mais elles sont là !

L’objectif…
Si l’on prend la filière animale (mais cela peut s’entendre également pour la filière végétale), l’objectif est donc de faire ”pousser” directement de la nourriture en limitant le plus possible les étapes traditionnelles de transformation (élevage, dépeçage, conditionnement). Pour cela l’idée est de faire pousser des cellules pour créer des tissus cellulaires comestibles. Le processus consistant à mettre des cellules en culture de sorte qu’elles se développent et piloter précisément leur devenir pour donner des aliments comestibles sur mesure. Ou quand le design s’invite à la table des démiurges…

Quand ?…
On se place ici dans une perspective à moyen terme (5 ans) du moins dans la dimension scientifique et technique du projet car pour ce qui est de sa dimension culturelle, et concernant la nourriture, la prédiction est beaucoup plus aléatoire. A l’aune de l’histoire des sciences et des techniques, une chose est sûre : si on sait le faire, à terme, on le fera !… Mais le quand n’entre pas dans le champ de compétence du designer.

Comment peut-on (déjà) faire ?…
Premièrement, il faut utiliser des cellules souches pluripotentes. Ce sont des cellules que l’on trouve dans les tissus embryonnaires. Elles possèdent deux caractéristiques essentielles pour notre propos. Premièrement, elles ont la capacité de devenir n’importe quel organe de l’être vivant dont elles sont issues : peau, muscle, os, cerveau, etc. Deuxièmement les lignées de cellules souches pluripotentes ont la capacité de s’autorenouveler de façon illimitée in vitro.1
L’écueil éthique (manipulation d’embryons) et économique (rareté) qui bloquait jusqu’il y a peu l’utilisation de ces cellules souches est en passe d’être levé car on sait maintenant faire revenir des cellules dites somatiques, c’est à dire spécialisées (peau, muscle, etc…) à leur état de pluripotence.2,3
Deuxièmement, il faut mettre en culture ces cellules, les faire se multiplier dans un milieu nourricier enrichi de facteurs de croissance choisis. C’est l’enjeu de l’ingénierie tissulaire que l’on peut présenter par le développement in vitro de substituts biologiques, l’organisation, la croissance et la différenciation des cellules étant induites par des facteurs chimiques et/ou physiques dans leur microenvironnement. À ce sujet, on a découvert que le type de texture utilisé comme substrat pour faire croître ces cellules souches pluripotentes influait sur leur devenir. En simplifiant (beaucoup !), une culture sur un support souple donne de la chair, sur un support dur de l’os.4

Ça donne quoi ?…
Avec les techniques actuelles on peu (déjà) réaliser des tissus cellulaires bidimensionnelles (des feuilles de matière cellulaire homogène d’une épaisseur de quelques millimètres sur quelques cm2). En revanche, pour créer de la matière en épaisseur, il faut s’affranchir d’un problème lié à la diffusion des nutriments et de l’oxygène auprès des cellules. En clair, il faut pouvoir créer un réseau vasculaire proportionnel au volume de matière à générer. Deux moyens coexistent aujourd’hui : soit utiliser un substrat de synthèse, sorte de micro squelette (résorbable ou non), soit utiliser un substrat naturel (un organe) que l’on dépouille de ses cellules grâce à un détergent et que l’on réensemence ensuite avec les fameuses cellules souches pluripotentes qui vont recoloniser l’organe jusqu’à ce qu’il soit à nouveau fonctionnel.5


Les projets…

TCC1

Le projet consiste à faire pousser une boulette de viande sur un bâtonnet. Pour cela, on utilise un bioréacteur dans lequel est renouvelé plusieurs fois le milieu de culture, on pilote ainsi le devenir des cellules pour obtenir un accroissement sphérique de strates de différentes couches cellulaires. Ce procédé permet d’éviter d’avoir à vasculariser pour créer de la matière en masse. Du type de tissu cellulaire développé dépendra le "goût" de la sucette.

TCC2

Le projet utilise des barquettes spéciales dans lesquelles on fait pousser des feuilles de tissu cellulaire. L’idée est de produire des feuilles de matière carnée (graisse, peau, muscle,…) directement dans leur conditionnement final, réalisant un raccourci ultime entre les différentes étapes traditionnelles de production. Ensuite, libre au cuisinier d’utiliser ces feuilles pour inventer des recettes d’un nouveau genre (un millefeuilles de viande par exemple).

L’avenir…
Les potentialités sont énormes : travailler sur le juste dosage de protéines, de lipides, de glucides, inventer des textures, affiner des saveurs…, tout devient envisageable. Un design alimentaire qui prend toute sa dimension littérale en permettant d’imaginer ce que personne n’a jamais encore mangé, ni ici, ni ailleurs, ni aujourd’hui, ni hier. Reste pour cela à s’affranchir d’une culture culinaire ancrée sur des codes et des valeurs liés à un passé largement mythifié et à priori incapable de relever les défis démographique et écologique à venir.



1 . Kieffer E, Kuntz S, Viville S. Tour d’horizon des lignées de cellules souches pluripotentes. Med Sci (Paris) 2010. Anglais (G.B.) ; 26 : 848-54
2 . Takahashi K, Yamanaka S. Induction of pluripotent stem cells from mousse embryonic and adult fibroblast cultures by defined factors.
3 . Coulombel L. Reprogrammation nucléaire d’une cellule différenciée : on efface tout et on recommence. Med Sci (Paris) 2007 ; 23 : 667-70
4 . Stéphanou A, Equipe DynaCell, La Motilité Cellulaire, 2006 ; Laboratoire TIMC-IMAG, UMR CNRS 5525
5 . Gilgenkrantz H, Un greffon de foie implantable dérivé d’une matrice décellularisée, Med Sci (Paris), 26 : 819